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Responsabilité administrative : Reconnaissance de la carence fautive de l’Etat dans la gestion de la pandémie du Covid 19

Par trois arrêts du 6 octobre 2023 (n°22PA03879, n° 22PA03991 et n°22PA03993), la Cour Administrative d’appel de Paris a considéré que l’absence de stock de masques et la communication subséquente qui a suivi constituent une carence fautive de l’Etat entraînant une perte de chance d’éviter une contamination des personnes les plus exposées.

La Cour considère en effet que :

« En ce qui concerne la constitution d’un stock de masques : (…)

« en s’abstenant de maintenir à un niveau suffisant un stock de masques permettant de lutter contre une pandémie liée à un agent respiratoire hautement pathogène, l’Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

En ce qui concerne la communication du gouvernement relative aux masques : (…)

alors même que les lignes directrices provisoires de l’OMS ne préconisaient pas le port du masque par l’ensemble de la population et que la situation de pénurie des équipements de protection individuelle, et en particulier des masques, devait conduire à prioriser le port du masque en fonction des personnes et des activités, la requérante est fondée à soutenir que l’Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité dans sa communication au début de l’épidémie sur l’utilité du port du masque. (…)

En ce qui concerne la gestion de la pénurie de masques : (…)

compte tenu du contexte de pénurie préexistante de masques, de la forte demande en approvisionnement qui s’est exprimée à cette époque au niveau mondial et de la date du 30 janvier 2020 à laquelle l’urgence de santé publique de portée internationale a été déclarée par l’OMS, ni les mesures prises au début de l’épidémie pour disposer d’un stock de masques pour lutter contre la propagation du virus ni la décision d’assurer en priorité, dans un contexte de forte tension, la fourniture des masques disponibles aux personnels soignants et aux patients, décision au demeurant conforme aux recommandations formulées par le Haut Conseil de la santé publique dans son avis provisoire du 10 mars 2020, ne sont de nature à révéler une carence fautive de l’Etat.

En ce qui concerne le dépistage : (…)

eu égard à l’ampleur de la crise sanitaire, aux tensions existant au niveau international et aux difficultés de l’action gouvernementale dans ce contexte, la requérante n’est pas fondée à soutenir que l’Etat aurait commis une faute dans l’anticipation de la capacité de production de tests et dans le choix de ne pas procéder, dès mars 2020, au dépistage de toutes les personnes présentant des symptômes de la covid-19.

En ce qui concerne la décision de confiner la population à compter du 16 mars 2020 : (…)

il ne résulte pas de l’instruction que l’absence de mise en œuvre d’une mesure de confinement avant le 16 mars 2020 soit constitutive d’une faute (…)

En ce qui concerne le moyen tiré d’une atteinte au principe de précaution : (…)

en s’abstenant de constituer un stock suffisant de masques permettant de lutter contre une pandémie liée à un agent respiratoire hautement pathogène, ce qui l’a conduit à adopter une communication tendant à déconseiller le port des masques pour les personnes asymptomatiques, l’Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité » (CAA Paris, 6 octobre 2023, n°22PA03879).

Jérôme MAUDET

Avocat

Droit des collectivités : conditions d’engagement de la responsabilité sans faute de l’Etat à raison des dégradations à la suite de manifestations

Objet : les conditions d’engagement de la responsabilité sans faute de l’Etat à raison des dégradations à la suite de manifestations

 

La loi du 7 janvier 1983 (loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 – loi Deferre ; JO 9 janvier 1983) relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’Etat, a transféré la responsabilité sans faute à l’Etat ainsi que son contentieux qui relève à présent à la juridiction administrative.

L’article 92 de cette même loi a été codifié à l’article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales qui prévoit que :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. »

Autrefois, la responsabilité du fait des attroupements et des rassemblements incombait aux communes. Cette responsabilité était prévue à l’article L133-1 du Code des communes qui prévoyait que les communes étaient :

« Civilement responsables des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis à force ouverte ou par violence, sur leur territoire, par les attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit envers les personnes, soit contre les propriétés publiques ou privées. »

Le juge compétent était le juge judiciaire.

C’est l’article 27 de la loi n°86-29 du 9 janvier 1986 portant diverses dispositions relatives aux collectivités locales qui a abrogé l’article L133-1 du Code des communes et a ainsi transféré la responsabilité du fait des attroupements et rassemblements à l’Etat.

La compétence juridictionnelle a été transférée au juge administratif. De ce fait, cette compétence empêche le juge pénal de connaître l’action civile contre l’Etat même s’il est saisi au fond d’une plainte pour crime ou délit (Tribunal des conflits, 21 mai 2001, n° 225, Préfet de la Réunion).

Il s’agit d’un régime d’un régime de responsabilité sans faute.

 

Les trois conditions cumulatives pour engager la responsabilité sans faute de l’Etat

Tout d’abord, pour que la responsabilité sans faute de l’Etat soit engagée il faut que les dommages dont la réparation est réclamée soient imputables à un attroupement ou un rassemblement.

Ensuite, il faut que les faits dommageables soient des actes de violence constitutifs de crimes ou de délits.

Enfin, il faut que les dommages soient en lien de manière directe et certaine avec le comportement des manifestants.

 

  1. Sur la définition de l’attroupement et du rassemblement

La jurisprudence du Tribunal des conflits ainsi que celle du Conseil d’Etat a établi une liste non-exhaustive sur ce que représentent les notions « d’attroupement » et de « rassemblement ».

En effet, des individus agissant isolément, des groupes spécialisés dans l’action violente ou constitués pour satisfaire une volonté de représailles ou de vengeance ne caractérisent pas les notions « d’attroupement » ou de « rassemblement ».

A titre d’exemple, le Conseil d’Etat a considéré que l’interception d’un camion transportant de la viande pas un groupe d’une soixantaine de personnes cumulé au déversement de carburant sur le contenu du camion et « eu égard au caractère prémédité de ces actions », ne pouvait être regardé comme caractérisant un « attroupement » (Conseil d’Etat, 26 mars 2004, Société BV Exportslachterii, Apeldoorn ESA, n°248623).

De la même façon, lorsque les agissements ont été prémédités « dans le cadre d’une action concertée et avec le concours de plusieurs personnes » (Tribunal des conflits, 15 janvier 1990, Chamboulive et autre c/ Commune de Vallecalle, n°02607), alors la responsabilité sans faute de l’Etat ne peut pas être engagée car ces agissements n’ont pour objectif que de détruire ou d’agir par vengeance.

Par ailleurs, un ensemble d’individus, non-identifiés, disposant d’une identité propre agissant de manière préméditée type « opération de commando » ne peut pas non plus être regardé comme un attroupement.

La Cour administrative d’appel de Nancy rappelle que :

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que si les détériorations volontaires, qui ont un lien étroit avec le mouvement de grève, n’ont pas été commises par l’ensemble des mineurs réunis sur le port de Richemont, il ne résulte pas des pièces du dossier que leurs auteurs, qui n’ont pas formellement été identifiés, aient agi, soit de manière tout à fait isolée et exclusivement en leur nom personnel, soit en se fondant dans une organisation ou un groupe disposant d’une identité propre, ou encore parallèlement au rassemblement dans le cadre d’une action concertée, rapide et préméditée assimilable à une opération de commando ; que ces actes délictuels doivent être regardés, contrairement à ce que soutient le ministre, comme ayant été commis par un attroupement ou rassemblement au sens des dispositions précitées de la loi du 7 janvier 1983. »  (Cour administrative d’appel de Nancy, 15 mai 1997, n°1997-044649).

Il est admis que les dommages causés par l’action des manifestants ou des grévistes doivent être imputables à un attroupement ou un rassemblement « précisément identifié » (Avis Conseil d’Etat, 20 février 1998, Sté d’études et de construction de sièges pour l’automobile, n°189285) même lorsqu’elles dégénèrent en violences urbaines (Conseil d’Etat, Sect. 2000, Assurances générales de France, n°188974).

A titre d’exemple, l’occupation d’une usine par des grévistes ayant « brûlé dans la cour de l’usine des stocks de produits chimiques appartenant à l’entreprise » et se livrant à cette occasion à des actes de violence constitue un attroupement ou un rassemblement engageant, même sans faute, la responsabilité de l’Etat (CAA Douai, 26 février 2002, n°99DA00631, Sté AIG Europe).

Toutefois, il est nécessaire d’émettre quelques interrogations sur le manque de définition voire de contradiction qu’il peut y avoir avec ces notions. Il y a un exemple assez significatif qui démontre que la définition nécessite des précisions.

En 2005, des émeutes dans les banlieues françaises ont éclaté de telle sorte que la Fédération française des sociétés d’assurance a estimé les dégradations à plusieurs millions d’euros. A la suite de ces évènements, une vingtaine de collectivités locales de Seine-Saint-Denis ont engagé une action aux fins de faire reconnaître la responsabilité sans faute de l’Etat.

Or, elles ont été déboutées et ont dû assumer les conséquences financières des violences urbaines. Ce manque de définition fait peser un lourd risque juridique pour les collectivités locales.

En effet, le Conseil d’Etat a considéré que :

« La cour n’a pas dénaturé les faits qui lui étaient soumis en relevant que les agissements à l’origine des dommages en cause avaient été commis selon des méthodes révélant leur caractère prémédité et organisé et qu’il n’était pas établi qu’ils aient été en relation avec un attroupement ou un rassemblement identifié au sens de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales. » (Conseil d’Etat, 11 juillet 2011, n°331669).

Le rassemblement de plusieurs personnes ne peut pas, à lui seul, engager la responsabilité sans faute de l’Etat car ça n’entre pas dans le champ de la définition de « l’attroupement ».

En 2018, le Conseil d’Etat a fait évoluer sa jurisprudence en considérant que « les manifestations d’agriculteurs présentaient un caractère organisé et prémédité » mais « à l’occasion de manifestations sur la voie publique, organisées à l’appel de plusieurs organisations syndicales pour protester contre les difficultés économiques du monde agricole et contre diverses mesures gouvernementales et auxquelles avaient participé plusieurs centaines d’agriculteurs, et non par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits » (Conseil d’Etat, 3 octobre 2018, Commune de Saint-Lô, n°416352).

Par conséquent, à l’appui de cette jurisprudence, même s’il apparaît que les mouvements de manifestation étaient organisés et prémédités, la responsabilité sans faute de l’Etat ne peut plus être écartée sur ce motif. Le juge administratif apprécie le lien qu’il peut y avoir entre la manifestation et les auteurs de dégradations. Il va considérer que le lien est rompu lorsque les auteurs ne se sont organisés que pour commettre ces délits.

Autrement dit, même si les manifestants sont organisés et ont prémédité leurs actions et qu’ils commettent des délits, il faut que l’ensemble de leurs actions -bien qu’elles soient illégales- soient en lien avec la manifestation afin de mettre en cause la responsabilité sans faute de l’Etat.

C’est alors dans ces conditions que l’article L.2216-3 du Code général des collectivités territoriales trouve à s’appliquer.

 

  1. Sur les actes de violences constitutifs de crimes et de délits

Les actes de violences doivent être constitutifs de crimes et de délits.

Par un arrêt du 19 mai 2000, le Conseil d’Etat a considéré que :

« Des lycéens au nombre de 1 500 à 2 000 environ se sont rassemblés devant le lycée Henri IV à Béziers et que, au moment où certains d’entre eux tentaient de pénétrer dans le lycée à la suite d’un professeur, la porte a été refermée, les lycéens étant repoussés contre une balustrade qui s’est effondrée, blessant notamment le fils mineur de M. X… ; que la cour, qui, en décrivant avec précision les circonstances de l’accident et notamment le comportement des manifestants, avant d’écarter la responsabilité de l’Etat, a implicitement, mais nécessairement estimé que ce comportement ne constituait pas un délit, a suffisamment motivé son arrêt » (Conseil d’État, 19 mai 2000, Languedoc-Roussillon, n°203546).

Autre exemple, le juge administratif a rejeté la demande formée par une société concessionnaire d’autoroute qui demandait le paiement des péages non acquittés du fait de l’ouverture des barrières par les manifestants. Dans ce cas présent, les juges ont considéré que cette ouverture de péage réalisée par les manifestants n’était pas constitutive d’un crime ou d’un délit et par conséquent, la responsabilité sans faute de l’Etat ne pouvait pas être engagée. (CAA Nantes, 30 mars 2012, n°11NT00706)

La particularité de ce régime de responsabilité est que le juge administratif se « saisit » du droit pénal pour apprécier si les actions commises sont représentatives de crimes et délits.

En effet, « si en principe, l’autorité de la chose jugée au pénal ne s’impose aux autorités et juridictions administratives qu’en ce qui concerne les constatations de fait que les juges répressifs ont retenues et sont le support nécessaire de leurs décisions, il en est autrement lorsque la légalité d’une décision administrative est subordonnée à la condition que les faits qui servent de fondement à cette décision constituent une infraction pénale ; dans cette dernière hypothèse, l’autorité de la chose jugée s’étend exceptionnellement à la qualification juridique donnée aux faits par le juge pénal » (Conseil d’Etat, Ass., 8 janvier 1971, n°77800 Ministère de l’Intérieur c/ Dame Desamis).

En d’autres termes, en principe le juge administratif n’est pas lié par la qualification des faits établie par le juge pénal.

C’est pourquoi, lorsque le juge administratif est saisi de la mise en cause de la responsabilité sans faute de l’Etat, il apprécie les faits afin de savoir s’ils sont constitutifs de crimes ou de délits au regard du droit pénal en vigueur.

  1. Le lien de causalité entre le comportement des manifestants et le dommage causé

Enfin, classiquement, il est nécessaire de démontrer un lien de causalité entre les dommages subis et le comportement des manifestants. Le lien entre le dommage et le comportement des manifestants doit être direct et certain.

« L’application de ces dispositions (article 92 de la loi du 7 janvier 1983) est subordonnée à la condition que les dommages dont l’indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés, commis par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés.

Lorsque le dommage invoqué a été causé à l’occasion d’une série d’actions concertées ayant donné lieu sur l’ensemble du territoire ou une partie substantielle de celui-ci à des crimes ou délits commis par plusieurs attroupements ou rassemblements, ce régime d’indemnisation n’est applicable que si le dommage résulte de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés. » (Conseil d’Etat, Avis Ass., 20 février 1998, n°189185, n°189187 et n°189188).

Les dommages peuvent être corporels, ou matériels (Conseil d’Etat, Ass., avis, 6 avril 1990, Soc. Cofiroute et SNCF) et c’est ce que prévoit la loi du 7 janvier 1983. Il n’y a aucune restriction sur la nature des dommages indemnisables. L’Etat est donc responsable de l’ensemble des dégâts et des dommages résultant du comportement d’un attroupement ayant commis des crimes ou des délits.

De plus, dans l’avis susmentionné, le Conseil d’Etat rappelle que l’Etat peut être responsable également des dommages ayant un caractère commercial notamment si le dommage est lié à la hausse des coûts d’exploitation ou une perte de recettes d’exploitation.

 

Aurélie SAPHORE

Master II Droit public des affaires

Environnement : Retour sur le contentieux des marées vertes bretonnes

« Le ciel est bleu, la mer est verte… », ironisait le professeur Philippe Billet[1].

La couleur verte, symbole d’un environnement en bonne santé est, dans le cas breton, une nuance synonyme d’une nature à l’agonie et d’un cadre toxique.

Les « marées vertes » des côtes bretonnes sont le fait d’un processus complexe : l’eutrophisation, qui peut se définir comme :

« Un apport excessif d’éléments nutritifs dans les eaux, entraînant une prolifération végétale, un appauvrissement en oxygène et un déséquilibre de l’écosystème »[2].

Le littoral breton en sera le théâtre dès le début des années soixante-dix. La principale cause de cette eutrophisation côtière est la pollution de l’eau par les nitrates agricoles. Cette origine, à l’époque soupçonnée mais contestée, est aujourd’hui établie mais inlassablement source d’impétueuses contestations.

A la suite de l’apparition des premières masses d’algues en 1971 à Hillion, les autorités municipales ont évoqué un « salissement des plages »[3]. Le Conseil municipal d’Hillion a demandé à ce que le nettoyage soit pris en charge par l’Etat et le département. Dès le départ, la question de la responsabilité de l’Etat a donc été soulevée, puisque c’est à lui qu’appartient le domaine public maritime. La question est d’autant plus sensible que, rapidement, des cas de morts suspectes d’animaux, et d’hommes ont été relevés.

Ainsi, les insuffisances dans l’application des instruments dédiés à la lutte contre le phénomène des algues vertes bretonnes par les pouvoirs publics, conduisent inévitablement à l’intervention du juge.

 

L’apparente complétude des normes en matière d’eutrophisation, masquant une volonté politique lacunaire

Lors des premières apparitions des phénomènes d’eutrophisation, les connaissances quant à leur provenance étaient faibles. Au fil des études, des connaissances concrètes et précises ont pu émerger. Lors d’un colloque de l’Ifremer à Saint-Brieuc en 1999[4], la connexité entre la pollution diffuse issue de l’agriculture intensive et les marées vertes bretonnes a été établie avec certitude.
En parallèle, une politique de déni, dite « nitro-scepticisme »[5], notamment par les lobbys agricoles et des pouvoirs publics, a été à déplorer. Ce n’est qu’après les événements mortels de 2009 que des décisions concrètes ont été prises, comme celle de mettre en place un plan de lutte spécifique. A cette occasion, la secrétaire d’Etat chargée de l’écologie n’a pu que constater « le nombre d’années où on [les autorités publiques] a joué la politique de l’autruche »[6].

Le texte européen de référence sur cette question est la directive « Nitrates » de 1991. Elle impose aux Etats de définir des « zones vulnérables », particulièrement sensibles et exposées aux rejets agricoles, et pour lesquelles il est prévu un taux maximum de 50 mg/L de nitrates. Il reste toutefois que des mesures plus strictes seraient nécessaires pour endiguer le phénomène de prolifération algale, puisqu’il ressort de nombreuses études qu’il faudrait moins de 10 mg/L[7] de nitrates pour y parvenir.

Pour ce qui est de la Politique agricole commune (PAC), elle est critiquée en ce qu’elle finance et soutient cette agriculture industrielle, peu respectueuse de l’environnement. Toutefois, face à l’urgence environnementale, et au même titre que le droit de l’urbanisme recherche désormais le zéro artificialisation nette alors qu’il est le droit de l’artificialisation, la PAC se met au vert. La nouvelle PAC, approuvée le 23 novembre 2021 par le Parlement européen, prévoit notamment la création des « éco-régimes », visant à remplacer les « paiements verts », créés en 2013.

Pour cela, les Etats ont dû élaborer un plan stratégique national (PSN), et le déposer avant la fin de l’année 2021 à la Commission européenne. Ainsi, le 28 avril dernier, la Commission a adressé à chaque Etat membre une lettre d’observations, relative aux plans nationaux. Pour ce qui est de la France, la Commission déplore que « les moyens proposés ne sont pas à la hauteur »[8].

La France a donc dû revoir son PSN. Le 15 juillet 2022, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, a annoncé que les négociations avec la Commission sur le plan stratégique national français avaient abouties.

Désormais, l’entrée en vigueur du plan stratégique national est prévue au début de l’année 2023.

Le Droit français recèle de nombreuses normes pour encadrer les éléments contribuant au phénomène des marées vertes. Cela passe par le zonage (zones vulnérables, programmes d’actions régionaux), la planification (SDAGE, SAGE), la surveillance et l’encadrement des activités (ICPE, IOTA).

En revanche, pour garantir l’effectivité de la norme environnementale tout en assurant l’adhésion de ses destinataires, les pouvoirs publics ont opté pour la négociation, à travers des mécanismes partenariaux et contractuels (programmes « Bretagne Eau Pure », « Prolittoral », plans de lutte contre la prolifération des algues vertes) basés sur un présupposé hésitant de volontariat des acteurs agricoles. A titre d’exemple, les « Plans algues vertes » mis en place à partir de 2010 visent à régir l’apport d’azote des cours d’eau. Un plan pour la période 2022-2027 est en cours d’élaboration. Toutefois, la Cour des comptes n’a eu de cesse de critiquer l’inefficacité des mesures prises.

Pour assurer le respect du cadre normatif, diverses polices administratives spéciales agissent dans la lutte contre les algues vertes (police des baignades et des activités nautiques, de l’eau, des installations classées, ou encore des matières fertilisantes). En revanche, dès 2002, la Cour des comptes a reproché une « insuffisante volonté de l’Etat, aux niveaux communautaire et national, de remettre en cause des pratiques agricoles durablement marquées par l’encouragement au productivisme et le choix d’une agriculture intensive »[9]. Le fait notamment de ne pas réaliser de contrôles réguliers des rejets d’effluents revient à priver la norme de tout effet contraignant.

Le juge administratif s’est toutefois emparé des difficultés provenant des insuffisances des politiques publiques.

 

L’action audacieuse du juge et la reconnaissance de la responsabilité étatique

Le juge a admis la possibilité de poursuivre l’Etat au titre de ses carences, permettant ainsi de contourner les difficultés des critères classiques de la responsabilité. La carence fautive de l’Etat consiste à admettre que l’Etat, n’a pas agi, ou du moins de manière insuffisante ou tardive, alors qu’il était tenu de le faire. De cette inaction naît un préjudice. Cela ne relevait pas de l’évidence. En effet, à la suite de la jurisprudence Blanco de 1873[10], il était admis que la responsabilité de l’Etat pouvait être engagée, dans l’hypothèse d’un dommage résultant de ses actes, et non de l’absence d’acte pris par lui. Se pose en effet la question de savoir jusqu’à quel point l’Etat peut s’investir dans les affaires privées, à travers notamment le contrôle des installations classées. En condamnant l’Etat au titre de ses carences (v. infra), le juge national lui définit une place importante dans les actions de protection de l’environnement.

L’Etat français a également été condamné par la Cour de justice de l’Union européenne, en raison de la méconnaissance des objectifs fixés par les directives sectorielles. Jusqu’en 2013[11], les condamnations portaient sur de grossières illégalités telles que la non-désignation des zones vulnérables aux nitrates agricoles. C’est dans une décision de 2014[12] qu’elle s’est attardée sur des questions plus techniques, à savoir si la réglementation mise en place par la France était suffisante pour atteindre les objectifs communautaires. Ici, le juge de l’Union a procédé à une expertise très poussée, reflétant une plus grande sévérité, qui s’explique notamment par les manquements multiples et continus de la France. Cette évolution peut s’expliquer par l’inapplication répétée et pourtant condamnée des objectifs communautaires par les Etats membres. Puisque la méconnaissance des objectifs européens en matière de qualité de l’eau notamment est un problème systématique, d’actualité, de nouvelles condamnations sont à prévoir.

Au niveau national, le juge administratif français a reconnu la carence de l’Etat en matière de contrôle des ICPE et de transposition du Droit communautaire, dans un jugement de 2001, « Société Suez Lyonnaise des eaux »[13].

Dans l’arrêt du 1er décembre 2009[14], la Cour administrative d’appel de Nantes a repris la décision du juge de première instance en reconnaissant le lien de causalité entre l’agriculture et les marées vertes :

« Il résulte de l’instruction que le phénomène de prolifération des ulves, dû essentiellement aux excédents de nitrates issus des exploitations agricoles intensives ».

La Cour administrative d’appel de Nantes condamne l’Etat au titre d’une double carence fautive :

  • Carence dans l’application du droit communautaire:

« Considérant qu’eu égard à leur nombre et à leur importance, l’ensemble des insuffisances et retards sus-décrits dans la transposition des directives n° 75/440 du 16 juin 1975 et 91/676 du 12 décembre 1991 doivent être regardés, compte tenu de l’obligation pour les autorités nationales d’assurer l’application du droit communautaire, comme constituant une carence fautive de l’Etat dans l’application de ces réglementations ».

  • Carence de la police des installations classées:

Le juge constate des « régulations massives » et la pratique de la contractualisation (PMPOA) « souvent dénuée de base légale ».

Selon la professeure Agathe VAN LANG, le juge admet explicitement le lien de causalité entre les deux, en appliquant de manière « assez souple […] la théorie de la causalité adéquate, selon laquelle le fait générateur à retenir dans une succession de causes possibles est celui qui a été déterminant dans la survenue du dommage »[15]. Cet arrêt semble avoir ouvert la porte à de multiples actions en justice.

En effet, les collectivités territoriales ont agi en justice pour condamner l’Etat aux paiements d’indemnités relatives aux frais qu’elles ont engagé pour ramasser et transporter les algues (TA Rennes, Ord., n°1101991, 23 janvier 2012,  n°1101993, n°1101995, n°1111998).

Toutefois, cette méthode est imparfaite en ce qu’elle occulte les acteurs directement responsables des pollutions, contrairement à ce que prévoit le principe dit « pollueur-payeur ». Le caractère diffus de la pollution aux nitrates rend impossible la détermination précise de la part de responsabilité de chaque exploitant.

Dans ce même arrêt de 2009, le juge a condamné l’Etat à réparer le préjudice moral subi par les associations requérantes du fait de ses carences. Il est intéressant de relever que le préjudice moral a été plus largement indemnisé qu’en première instance[16]. Le juge précise que :

« compte tenu de la gravité de la pollution d’un certain nombre de sites des Côtes d’Armor et du Finistère par la prolifération d’algues vertes, et du déséquilibre durable en résultant pour la protection et la gestion de la ressource en eau, les associations demanderesses en première instance, eu égard à leur objet statutaire, ont été victimes d’une atteinte importante aux intérêts collectifs environnementaux qu’elles se sont données pour mission de défendre, constitutive d’un préjudice moral de nature à leur ouvrir droit à réparation ».

La multiplicité des condamnations pose la question de leur effectivité, poussant le juge à utiliser des instruments de plus en plus contraignants.

En 2021[17], le tribunal administratif de Rennes a enjoint à l’Etat d’agir sous quatre mois pour que le sixième programme d’action régional (PAR) soit efficace, reflet de l’actualité du manque d’ambition des politiques publiques en la matière. Une véritable « série judiciaire » entoure ce phénomène puisque c’est un problème systémique. Tant que les aides soutiendront majoritairement cet ordre agricole aux conséquences environnementales désastreuses, l’Etat sera sans cesse condamné.

D’ailleurs, à la suite de cette injonction, plusieurs associations, dont Eau et Rivières de Bretagne, ont estimé que les mesures prises n’étaient pas suffisantes. Selon un article publié sur son site le 14 juin 2022, cette dernière a donc décidé de saisir le Tribunal administratif de Rennes pour enjoindre l’Etat à exécuter les obligations issues de son jugement en date du 4 juin 2021.

 

Par Sarah ROUXEL 
Stagiaire au sein du Cabinet d’avocats MAUDET-CAMUS


[1] BILLET Philippe, Le ciel est bleu, la mer est verte…, Environnement, Août 2013

[2] ETRILLARD Claire, Le droit face aux marées vertes en Bretagne, Energie-Environnement-Infrastructures, n°4, 1er avril 2018, p.23

[3] LUCET Elise, LEGOFF Clément, Sur ma plage abandonnée, Reportage Envoyé spécial, France 2, 9 septembre 2021, Archives mairie d’Hillion.

[4] MERCERON Michel, Pollutions diffuses : du bassin versant au littoral, 23 et 24 septembre 1999, Saint-Brieuc, Ploufragan. Actes de Colloques Ifremer, n°24, 1999 ISSN 0761-1962

[5] GASCUEL C., RUIZ L., VERTES F., Comment réconcilier agriculture et littoral ? : Vers une agroécologie des territoires, coord, Versailles : Quæ, DL 2015, cop. 2015, P.4

[6] Interview de la secrétaire d’Etat Chantal JOUANNO dans le Journal Libération, Sur les algues vertes, la politique de l’autruche, c’est fini, 7 septembre 2009

[7] GASCUEL C., RUIZ L., VERTES F., Comment réconcilier agriculture et littoral ? : Vers une agroécologie des territoires, coord, Versailles : Quæ, DL 2015, cop. 2015, P.12 & Rapport du Conseil Economique Social et Environnemental de Bretagne, Les marées vertes en Bretagne : pour un diagnostic partagé garant d’une action efficace, 12 mai 2011

[8] Observations relatives au Plan Stratégique National relevant de la PAC présenté par la France, Commission européenne, 28 avril 2022, P.4

[9] BILLET Philippe, Le ciel est bleu, la mer est verte…, Environnement n°8-9, août 2013

[10] Tribunal des conflits, 8 février 1873, Blanco, n°00012

[11] CJUE, 13 juin 2013, n° C-193/12, Commission c/ France

[12] CJUE, 4 septembre 2014, n° C-237/12, Commission c/ France

[13] TA Rennes, 2 mai 2001, n°97182, Société Suez Lyonnaise des eaux

[14] CAA Nantes, 1 décembre 2009, n°07NT03775, Ministre d’Etat, ministre de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer c/ Association « Halte aux marées vertes » et a.

[15] VAN LANG Agathe, Le juge administratif, l’Etat et les algues vertes, AJDA, 2010, p.900

[16] TA Rennes, 25 octobre 2007, Associations « Halte aux marées vertes », « Sauvegarde du Trégor », « Eau et Rivières de Bretagne », « De la source à la mer », n°04-630, 04-631, 04-636, 04-637, 04-640

[17] TA Rennes, 3e chambre, 4 juin 2021, n°1806391

Mouvement des gilets jaunes : responsabilité sans faute de l’Etat à raison des dégradations commises

Aux termes de plusieurs jugements du 7 juin 2022, le Tribunal administratif de Rouen a considéré que les délits commis dans le cadre du mouvement des gilets jaunes sont la conséquence de faits d’attroupement et non d’une réunion organisée pour commettre des infractions.

Il en résulte une responsabilité sans faute de l’Etat tenu de réparer les conséquences financières :

« 10. S’il résulte de l’instruction que l’entrave à la circulation, les opérations « péage gratuit » et les dégradations délictuelles perpétrées sur la voie publique à l’occasion de ces manifestations ont pu présenter un caractère organisé et prémédité, quoique l’intermittence de certaines actions révèle, par elle-même, un certain degré d’improvisation, ces faits, survenus dans un contexte de revendication d’ampleur nationale n’ont cependant pas été commis par des groupes qui se seraient constitués et organisés dans le seul but de commettre des délits, sans lien avec le mouvement revendicatif d’ampleur nationale des Gilets Jaunes, contrairement à ce que fait valoir le préfet de la Seine-Maritime, en défense. En outre, les modes d’action utilisés par les manifestants caractérisent, par eux-mêmes, un recours à la force ouverte et à la violence. Enfin, en sus des dégradations commises sur les installations et des opérations consistant à laisser délibérément les usagers franchir les barrières sans s’acquitter du péage, le délit d’organisation d’une manifestation illicite suffit, à lui seul, à engager la responsabilité de l’Etat au titre de l’ensemble des dommages en lien avec cette infraction. Dans ces conditions les dommages résultant des actions de ces manifestants doivent être regardés comme le fait de délits commis à l’occasion d’attroupements ou de rassemblements au sens de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure. Il suit de là que ces agissements sont de nature à engager la responsabilité sans faute de l’Etat sur le fondement de ces mêmes dispositions. » (TA Rouen 9 juin 2022, n°2003010)

 

Jérôme MAUDET

Avocat associé

« Amen je vous le dis » : Le Tribunal des conflits touché par SAINT ESPRIT

Aux termes de l’article 16 de la loi du 24 mai 1872 :

 » Le Tribunal des conflits est seul compétent pour connaître d’une action en indemnisation du préjudice découlant d’une durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres en raison des règles de compétence applicables et, le cas échéant, devant lui ».

Après douze longues années de chemin de croix procédural et un refus du ministre de la justice, la commune de SAINT ESPRIT a prié le Tribunal des conflits de réparer son préjudice moral.

Celui-ci a d’abord rappelé en début de sermon que « le caractère excessif du délai de jugement d’une affaire doit s’apprécier en tenant compte des spécificités de chaque affaire et en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement des procédures et le comportement des parties tout au long de celles-ci, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir, pour l’une ou l’autre partie au litige, à ce que celui-ci soit tranché rapidement. »

Au cas d’espèce, il a estimé qu’ayant bu le calice jusqu’à la lie, la commune était bien fondée à demander réparation de son préjudice moral.

Il a donc invité l’Etat à se repentir et à faire pénitence en ces termes :

« 10. La durée totale des procédures contentieuses depuis la saisine de la juridiction judiciaire par la société le 10 mai 2007 jusqu’à la décision du 12 juin 2019 par laquelle le Conseil d’Etat n’a pas admis le pourvoi formé par le mandataire liquidateur de la société, qui est de plus de douze ans, doit être regardée comme excessive en l’espèce, compte tenu de l’absence de complexité spécifique du litige. Par suite, la responsabilité de l’Etat est engagée.

11. Cette durée excessive a occasionné pour la commune un préjudice moral lié à une situation prolongée d’incertitude. Dans les circonstances de l’espèce, il en sera fait une juste appréciation en condamnant l’Etat à verser à la commune une indemnité de 4 000 euros au titre de ce préjudice.» (Tribunal des Conflits, 08/06/2020, C4185)

Ainsi soit-il !

 

Jérôme MAUDET

Avocat

 

Expulsion : Refus de concours de la force publique et référé liberté.

Aux termes de l’article L.153-1 du Code des procédures civiles d’exécution:

« L’Etat est tenu de prêter son concours à l’exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l’Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation. »

En pratique, passé un délai de deux mois à compter de la demande de concours de la force publique, la responsabilité de l’Etat est susceptible d’être recherchée en cas de refus opposé au requérant.

Il s’agit d’un régime de responsabilité sans faute qui implique uniquement la démonstration d’un lien de causalité entre le préjudice dont il est demandé réparation et le refus opposé.

Par un arrêt du 1er juin 2017 le Conseil d’Etat a ouvert une nouvelle voie procédurale au propriétaire par le biais du référé liberté.

Le Conseil d’Etat a en effet considéré qu’un requérant qui s’est vu opposer un refus de concours de la force publique a la possibilité de rechercher la condamnation de l’Etat à réparer l’atteinte grave et manifestement illégale à son droit de propriété causé par le refus de concours :

« 2. Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-1 du code de justice administrative :  » Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. (…)  » ; qu’aux termes de l’article L. 521-2 de ce code :  » Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…)  » ;

3. Considérant, d’une part, que le propriétaire auquel le préfet a refusé le concours de la force publique pour l’exécution d’une décision de justice ordonnant l’expulsion d’occupants sans titre de son bien peut saisir le tribunal administratif d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de ce refus, qu’il lui est loisible d’assortir de conclusions tendant à ce que le tribunal enjoigne au préfet de lui accorder le concours ; que, lorsqu’il a introduit un tel recours, le propriétaire peut demander au juge des référés, sur le fondement de l’article L. 521-1 précité du code de justice administrative, de suspendre la décision préfectorale dans l’attente du jugement au fond ; que la condition d’urgence à laquelle cette voie de droit est subordonnée doit alors être appréciée en tenant compte de l’atteinte aux intérêts du propriétaire résultant de la poursuite de l’occupation irrégulière de son bien ; que si, constatant l’urgence et retenant l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée, le juge des référés prononce la suspension demandée, il lui appartient, saisi de conclusions en ce sens, d’ordonner au préfet de réexaminer la demande de concours de la force publique ; qu’en revanche, eu égard au caractère définitif que revêtirait une telle mesure, il ne lui appartient pas, sur le fondement de l’article L. 521-1, d’ordonner la réalisation de l’expulsion ;

4. Considérant, d’autre part, que le refus de concours de la force publique opposé au propriétaire est susceptible de revêtir, au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le caractère d’une atteinte grave à une liberté fondamentale ; que l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient des dispositions de cet article est toutefois subordonné à la condition qu’une urgence particulière rende nécessaire l’intervention dans les quarante-huit heures d’une mesure de sauvegarde ; que, le juge des référés saisi sur ce fondement peut, s’il estime que cette condition est remplie eu égard aux circonstances particulières invoquées devant lui par le propriétaire, et si le refus de concours est manifestement illégal, enjoindre au préfet d’accorder ce concours dans la mesure où une telle injonction est seule susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte ;

5. Considérant que, pour rejeter pour défaut d’urgence la demande présentée par la SCI La Marne Fourmies sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a relevé que cette dernière n’avait pas saisi le juge administratif d’un recours en excès de pouvoir contre les décisions préfectorales lui refusant le concours de la force publique et qu’elle ne mentionnait aucune circonstance faisant obstacle à ce qu’un nouvel avenant reporte une deuxième fois la date limite fixée par la promesse unilatérale de vente conclue avec la société Domofrance pour la libération des lieux ; que, toutefois, il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que la SCI cherchait à obtenir depuis octobre 2009 l’exécution des décisions de justice ordonnant l’expulsion des occupants sans titre de son bien, qu’elle justifiait de l’existence d’un projet de vente en cours, dont le succès était subordonné à la libération des lieux dans un certain délai, dont l’expiration était proche, et que le préfet n’avait pas donné suite aux multiples démarches qu’elle avait accomplies depuis plusieurs mois afin que l’expulsion soit réalisée dans ce délai ; que l’administration n’alléguait pas que les opérations d’expulsion auraient été susceptibles d’entraîner des troubles à l’ordre public ; que, dans ces conditions, en estimant que la condition d’urgence posée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’était pas remplie, le juge des référés a porté sur les circonstances de l’espèce une appréciation entachée de dénaturation ; que son ordonnance doit, par suite, être annulée ; (…)

7. Considérant, d’une part, qu’il résulte de ce qui a été dit au point 5 qu’à la date d’introduction de sa requête, la SCI La Marne Fourmies justifiait, eu égard à l’ancienneté de la procédure d’expulsion, des multiples démarches engagées auprès de l’Etat en vue de sa mise en oeuvre, de l’existence d’un projet de vente en cours, dont l’aboutissement était subordonné à la libération des locaux à une brève échéance, et alors que l’administration ne faisait pas état de risques de troubles à l’ordre public, que la condition d’urgence posée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative était remplie ; que si les défendeurs soutiennent que l’urgence a disparu depuis le 23 décembre 2016, date limite fixée par la promesse de vente conclue avec la société Domofrance pour la signature de l’acte authentique, il résulte de l’instruction qu’un nouvel avenant au contrat, conclu le 15 mai 2017, a prorogé jusqu’au 30 juin prochain les effets de cette promesse ; qu’ainsi, la condition d’urgence demeure remplie à la date de la présente décision ;

8. Considérant, d’autre part, que le droit de propriété a pour corollaire la liberté de disposer d’un bien ; qu’en l’absence de tout motif d’ordre public de nature à justifier le refus du préfet de la Gironde d’accorder à la société requérante le concours de la force publique pour l’exécution des décisions de justice ordonnant la libération des locaux litigieux, ce refus porte à cette liberté fondamentale une atteinte manifestement illégale ;

9. Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’ordonner au préfet de la Gironde de prendre toutes mesures nécessaires afin de procéder à l’expulsion de la société Bowling de Bordeaux des locaux commerciaux qu’elle occupe au 244, avenue de la Marne à Mérignac, dans les trois mois à compter de la notification de la présente décision ; qu’en cas d’inexécution de cette injonction au terme de ce délai, l’Etat est condamné à une astreinte de 250 euros par jour de retard ; »   (CE, 01/06/2017, n°406103)

Jérôme MAUDET

Avocat au Barreau de Nantes.