Expulsions : démantèlement d’un camp de migrants par le Préfet et voie de fait

Le 29 septembre 2020, le démantèlement du camp de migrants situé à Virval (Calais) a été effectué.

Onze personnes qui avaient occupé les lieux ainsi que huit associations engagées dans la défense des migrants ont assigné en référé le Préfet du Pas-de-Calais le 4 novembre 2020, l’accusant de voie de fait, rendant illégal le démantèlement.

Dans ce cadre, le représentant de l’Etat a déposé un déclinatoire de compétence, en estimant que le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer était incompétent pour connaître d’une telle action.

Dans une ordonnance de référé du 6 janvier 2021 (n°20/00251), le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer s’est déclaré incompétent, dans le sens du Préfet. Les parties demanderesses ont interjeté appel de cette ordonnance le 28 septembre 2021 à la Cour d’appel de Douai, Cour à laquelle le Préfet a ensuite adressé un nouveau déclinatoire de compétence. Cette fois-ci en revanche, le juge s’est estimé compétent dans un arrêt du 24 mars 2022 (n°21/05043), et a retenu que le Préfet avait commis une voie de fait.

S’estimant toujours soumis à une juridiction incompétente, le Préfet a élevé le conflit par un arrêté du 5 avril 2022, à la suite duquel la Cour d’appel de Douai a sursis à statuer (Cour d’appel de Douai, 5 avril 2022, n°21/05043).

 

L’APPROCHE RESTRICTIVE DE LA VOIE DE FAIT PAR LE TRIBUNAL DES CONFLITS :

Pour rappel, la voie de fait est constituée en cas d’atteinte gravement illégale à une liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction du droit de propriété. A ce titre, le Tribunal des conflits, dans sa décision du 4 juillet 2022 (n°4248), reprend le considérant de principe définissant la voie de fait :

« Considérant qu’il n’y a voie de fait de la part de l’administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l’administration soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ; que l’implantation, même sans titre, d’un ouvrage public sur le terrain d’une personne privée ne procède pas d’un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l’administration » (Tribunal des conflits, n°C3911, 17 juin 2013, Bergoend c/ Société ERDF Annecy Léman).

Dans la décision commentée, le Tribunal des conflits précise que si le Préfet avait lui-même ordonné le démantèlement du camp, sans autorisation, et s’il avait fait procéder de manière contrainte à l’évacuation des migrants,  son action aurait été constitutive d’une voie de fait :

« 4. Si M. A. et autres font valoir que l’intervention du préfet dans l’évacuation du campement installé sur le terrain en cause serait constitutive d’une voie de fait, il ressort des pièces versées au dossier que l’évacuation du terrain n’a pas été ordonnée par le préfet ».

« 5. L’évacuation du terrain s’est accompagnée, sur décision du préfet, de propositions d’accueil, pour les personnes intéressées, dans des centres d’hébergement situés sur l’ensemble du territoire national et de la mise à disposition de moyens de transport vers ces lieux d’accueil. Cette action de l’administration se rattache à la mission confiée au préfet par les dispositions de l’article L. 345-2 du code de l’action sociale et des familles, consistant à mettre en place dans le département un dispositif de veille sociale chargé d’accueillir les personnes sans abri ou en détresse, de procéder à une évaluation de leur situation et de les orienter vers les structures ou services qu’appelle leur état, et ne s’est pas traduite par une exécution forcée. Il s’ensuit qu’elle ne saurait être qualifiée de voie de fait ».

 

I/ SUR L’APPRECIATION DE L’AUTORITE COMPETENTE POUR PRONONCER LE DEMANTELEMENT :

 

En l’espèce, dans la décision commentée, le Tribunal des conflits retient que le Préfet n’a pas agi sans autorisation, mais dans le cadre d’une opération de police judiciaire :

« L’évacuation du terrain n’a pas été ordonnée par le préfet mais s’est faite dans le cadre d’une opération de police judiciaire après que le procureur de la République eut donné instruction de faire cesser l’infraction réprimée par les dispositions de l’article 322-4-1 du code pénal ».

Au titre de l’article 322-4-1 du code pénal :

« Le fait de s’installer en réunion, en vue d’y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant soit à une commune qui s’est conformée aux obligations lui incombant en vertu du schéma départemental prévu à l’article 1er de la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage ou qui n’est pas inscrite à ce schéma, soit à tout autre propriétaire autre qu’une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d’usage du terrain, est puni d’un an d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende ».

Cette décision est à contre-courant de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Douai le 24 mars 2022. Celle-ci avait estimé que le Préfet avait agi de son propre chef, sans la moindre autorisation d’une autorité compétente. La Cour d’appel de Douai avait écarté le moyen soulevé par le Préfet selon lequel le démantèlement avait été fait dans la cadre d’une opération de flagrance menée par l’autorité judiciaire.

Au titre de l’article 53 du code de procédure pénale :

« Est qualifié crime ou délit flagrant le crime ou le délit qui se commet actuellement, ou qui vient de se commettre. Il y a aussi crime ou délit flagrant lorsque, dans un temps très voisin de l’action, la personne soupçonnée est poursuivie par la clameur publique, ou est trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit.

A la suite de la constatation d’un crime ou d’un délit flagrant, l’enquête menée sous le contrôle du procureur de la République dans les conditions prévues par le présent chapitre peut se poursuivre sans discontinuer pendant une durée de huit jours. […] ».

Si la loi ne précise pas de délai précis, la jurisprudence a toutefois apporté des précisions en estimant qu’une durée de 28 heures (Cassation, criminelle, 26 février 1991, 90-87.360), voire de 48 heures (Cassation, criminelle, 8 avril 1998, 97-80.610, Inédit) pouvaient entrer dans le cadre de la flagrance.

Pour rejeter le moyen du Préfet selon lequel l’action était entreprise dans le cadre d’une opération de flagrance, la Cour d’appel de Douai (24 mars 2022) s’est appuyée sur une déclaration du Préfet qui annonçait que cette occupation illicite avait lieu « depuis plusieurs semaines » déjà :

« Toutefois, tant l’initiative de l’évacuation du camp par le parquet de Boulogne-sur-Mer que les conditions de cette prise de décision sont contredites par le communiqué de presse diffusé le jour même par le préfet du Pas-de-Calais dans lequel il déclare :

« Depuis plusieurs semaines, les effectifs de police ont constaté lors de leurs patrouilles qu’un terrain situé sur le secteur du Virval, à proximité du Centre Hospitalier de Calais, était occupé de manière illicite et prolongée par des migrants en l’absence de toute autorisation du propriétaire, la communauté d’agglomération Grand Calais terre et mers.

Environ 500 tentes y ont été identifiées ».

Egalement, la Cour d’appel de Douai a soulevé l’impossibilité d’avoir organisé, en moins d’un jour, une opération de cette ampleur, ce qui permet d’appuyer le rejet de la flagrance :

« Enfin, l’agent judiciaire de l’État ne s’explique pas sur les conditions de réalisation d’une telle opération, qui a nécessité la prise en charge selon la préfecture de 600 personnes, réparties dans 30 bus et transportées vers plusieurs centres à travers la France, en moins de 24 heures, l’infraction ayant été constatée le 28 septembre à 11h40 et le camp évacué le lendemain à 5h45. Il n’a en effet pas été répondu à la sommation de communiquer sollicitant que soit versé aux débats l’ordre de réquisition des cars, des lieux d’hébergement et des sections de CRS de brigade de police et de gendarmerie ».

La Cour d’appel de Douai conclut sur ce point que :

« Ces éléments viennent contredire l’hypothèse de la découverte de l’infraction la veille. La présence de centaines migrants était donc connue depuis plusieurs semaines et l’évacuation du camp, impliquant la mobilisation de plusieurs dizaines de personnes et une logistique complexe, n’a pu être décidée en quelques heures ».

Le Tribunal des conflits ne développe pas la question de la flagrance, mais justifie la légalité de l’action de démantèlement en s’appuyant sur le fait que l’évacuation a été ordonnée par le Procureur de la République. Cela suffit en effet à prouver que le Préfet n’a pas agi de sa propre initiative, ce qui va en faveur du rejet de la voie de fait.

Pour déterminer si le Préfet avait commis une voie de fait, le juge s’est également attardé sur la question des libertés individuelles. En effet, le Tribunal des conflits rappelle que l’évacuation du camp devait se faire sans contrainte.

 

II/ SUR LA LEGALITE DE L’OPERATION DE MISE A L’ ABRI DES MIGRANTS :

Ensuite, le Tribunal des conflits s’appuie sur les pouvoirs de police appartenant au Préfet, et notamment sur l’article L.345-2 du Code de l’action sociale et des familles en matière d’hébergement d’urgence pour les personnes sans abri ou en détresse qui dispose que :

« Dans chaque département est mis en place, sous l’autorité du représentant de l’Etat, un dispositif de veille sociale chargé d’accueillir les personnes sans abri ou en détresse, de procéder à une première évaluation de leur situation médicale, psychique et sociale et de les orienter vers les structures ou services qu’appelle leur état. Cette orientation est assurée par un service intégré d’accueil et d’orientation, dans les conditions définies par la convention conclue avec le représentant de l’Etat dans le département prévue à l’article L. 345-2-4.

Ce dispositif fonctionne sans interruption et peut être saisi par toute personne, organisme ou collectivité ».

En appel, les requérants ont contesté la légalité d’une « opération de mise à l’abri des migrants », en reprochant que celle-ci avait été effectuée sous contrainte :

« L’existence d’une opération de mise à l’abri des migrants, laquelle ne saurait être réalisée sous contrainte, ce qui est le cas en l’espèce, et considèrent que l’objectif était en réalité de procéder à une évacuation forcée accompagnée d’un déplacement forcé en dehors du calaisis, les moyens employés étant par ailleurs attentatoires à plusieurs libertés individuelles, en l’espèce la liberté d’aller venir, le droit au respect de la vie privée et familiale, le droit à la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant, le droit à un recours effectif, le droit à l’accès aux soins, le droit à la dignité le droit à l’hébergement » (Cour d’appel de Douai, 24 mars 2022, n°21/05043, exposé du litige).

Pourtant, le Tribunal des conflits a considéré, dans la décision commentée, que :

« L’évacuation du terrain […] ne s’est pas traduite par une exécution forcée. […] ».

Il ressort de la décision du Tribunal des conflits que le Préfet a agi dans le cadre le plus strict  des pouvoirs dont ils disposent pour la prise en charge des personnes sans abri ou en détresse.

Pour conclure, puisque l’autorisation du démantèlement ne provient pas d’une décision du Préfet sans cadre juridique, et que ce dernier a exercé ses pouvoirs de police en toute légalité, le Tribunal des conflits constate l’inexistence d’une quelconque voie de fait commise par le Préfet :

« Il s’ensuit qu’elle [l’opération litigieuse] ne saurait être qualifiée de voie de fait ».

Il s’agit donc d’une interprétation restrictive de la voie de fait par le Tribunal des conflits par rapport à l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Douai le 24 mars 2022 (n°21/05043). En effet, il vient préciser le cadre de la voie de fait et les autorités compétentes en matière de démantèlement d’un camp de migrants.

Dans un article du Journal Le Parisien du 29 mars 2022, on pouvait lire :

« Cette décision [l’arrêt de la Cour d’appel de Douai du 24 mars 2022] met à mal l’utilisation récurrente par l’Etat pour procéder à des expulsions de campements migratoires sur le littoral nord du cadre juridique de la « flagrance » – applicable lorsqu’un délit est constaté depuis moins de 48 heures, selon l’avocate des plaignants, Me Eve Thieffry. « Le juge confirme ce que disent les associations depuis des années : que le préfet n’a aucun pouvoir personnel à évacuation des personnes sur le littoral et à déplacement sous la contrainte », a-t-elle commenté. Cela « interdit le process utilisé par la préfecture ».

 

De même, le Journal Libération, dans un article du 30 mars 2022, mis à jour le 6 avril 2022, disait que :

« La décision [de la Cour d’appel de Douai n°21/05043] pourrait remettre en cause le cadre juridique de nombreuses expulsions ».

Effectivement, un flou persistait sur ce qu’il était possible de faire et sur la répartition des compétences, les associations de protection des migrants jugeant que les actions entreprises étaient souvent illégales, et peu respectueuses des droits de l’homme.

Dans cette affaire, le juge de la Cour d’appel de Douai avait rendu une décision plus favorable aux objectifs défendus par ces associations. Toutefois, telle n’est pas la position du Tribunal des conflits qui a considéré que le Préfet s’est borné à mettre en œuvre ses pouvoirs de police sans commettre de voie de fait.

La solution retenue par le Tribunal des conflits dans la décision commentée ne relève pas de la nouveauté. Effectivement, une voie de fait n’est caractérisée que lorsque l’autorité administrative s’écarte de manière grave et significative de sa mission.

A ce titre, il est possible de rappeler la décision dite « Sieur Carlier » rendue par le Conseil d’Etat le 18 novembre 1949 (n°77441). En l’espèce, un architecte a été arrêté suite à la prise de photographies d’une cathédrale. Elles lui ont été saisies par un commissaire de police, suivant l’ordre du Préfet. De plus, le lendemain, en voulant retourner sur les lieux, l’accès lui avait été refusé. A l’époque, le Conseil d’Etat avait jugé que la saisie des photographies constituait une voie de fait :

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que le commissaire de police de Chartres a procédé le 29 septembre 1938, sur l’ordre du préfet d’Eure-et-Loir, à la saisie de plusieurs plaques photographiques appartenant au sieur X… et sur lesquelles celui-ci venait de prendre des vues extérieures de la cathédrale de Chartres ; que cette saisie, qui apparaît dans les circonstances de l’affaire comme manifestement insusceptible d’être rattachée à l’exercice d’un pouvoir appartenant à l’administration, constitue une voie de fait ; que, dès lors, les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour statuer sur l’action en réparation des dommages qu’a pu entraîner ladite saisie et sur la demande de restitution des objets saisis ».

Cependant, il convient de rappeler que la décision dite « Bergoend » rendue par le Tribunal des conflits le 17 juin 2013 (n°C3911) est venue réduire le champ d’application de la théorie de la voie de fait. Ainsi, il est probable qu’une simple saisie de plaques photographiques ne soit plus, aujourd’hui, constitutive d’une voie de fait. Cette redéfinition a eu pour effet de rendre encore plus exceptionnelle la qualification de la voie de fait.

 

Par Sarah ROUXEL   
Stagiaire au sein du Cabinet d’avocats MAUDET-CAMUS