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Droit des collectivités : conditions d’engagement de la responsabilité sans faute de l’Etat à raison des dégradations à la suite de manifestations

Objet : les conditions d’engagement de la responsabilité sans faute de l’Etat à raison des dégradations à la suite de manifestations

 

La loi du 7 janvier 1983 (loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 – loi Deferre ; JO 9 janvier 1983) relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’Etat, a transféré la responsabilité sans faute à l’Etat ainsi que son contentieux qui relève à présent à la juridiction administrative.

L’article 92 de cette même loi a été codifié à l’article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales qui prévoit que :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. »

Autrefois, la responsabilité du fait des attroupements et des rassemblements incombait aux communes. Cette responsabilité était prévue à l’article L133-1 du Code des communes qui prévoyait que les communes étaient :

« Civilement responsables des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis à force ouverte ou par violence, sur leur territoire, par les attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit envers les personnes, soit contre les propriétés publiques ou privées. »

Le juge compétent était le juge judiciaire.

C’est l’article 27 de la loi n°86-29 du 9 janvier 1986 portant diverses dispositions relatives aux collectivités locales qui a abrogé l’article L133-1 du Code des communes et a ainsi transféré la responsabilité du fait des attroupements et rassemblements à l’Etat.

La compétence juridictionnelle a été transférée au juge administratif. De ce fait, cette compétence empêche le juge pénal de connaître l’action civile contre l’Etat même s’il est saisi au fond d’une plainte pour crime ou délit (Tribunal des conflits, 21 mai 2001, n° 225, Préfet de la Réunion).

Il s’agit d’un régime d’un régime de responsabilité sans faute.

 

Les trois conditions cumulatives pour engager la responsabilité sans faute de l’Etat

Tout d’abord, pour que la responsabilité sans faute de l’Etat soit engagée il faut que les dommages dont la réparation est réclamée soient imputables à un attroupement ou un rassemblement.

Ensuite, il faut que les faits dommageables soient des actes de violence constitutifs de crimes ou de délits.

Enfin, il faut que les dommages soient en lien de manière directe et certaine avec le comportement des manifestants.

 

  1. Sur la définition de l’attroupement et du rassemblement

La jurisprudence du Tribunal des conflits ainsi que celle du Conseil d’Etat a établi une liste non-exhaustive sur ce que représentent les notions « d’attroupement » et de « rassemblement ».

En effet, des individus agissant isolément, des groupes spécialisés dans l’action violente ou constitués pour satisfaire une volonté de représailles ou de vengeance ne caractérisent pas les notions « d’attroupement » ou de « rassemblement ».

A titre d’exemple, le Conseil d’Etat a considéré que l’interception d’un camion transportant de la viande pas un groupe d’une soixantaine de personnes cumulé au déversement de carburant sur le contenu du camion et « eu égard au caractère prémédité de ces actions », ne pouvait être regardé comme caractérisant un « attroupement » (Conseil d’Etat, 26 mars 2004, Société BV Exportslachterii, Apeldoorn ESA, n°248623).

De la même façon, lorsque les agissements ont été prémédités « dans le cadre d’une action concertée et avec le concours de plusieurs personnes » (Tribunal des conflits, 15 janvier 1990, Chamboulive et autre c/ Commune de Vallecalle, n°02607), alors la responsabilité sans faute de l’Etat ne peut pas être engagée car ces agissements n’ont pour objectif que de détruire ou d’agir par vengeance.

Par ailleurs, un ensemble d’individus, non-identifiés, disposant d’une identité propre agissant de manière préméditée type « opération de commando » ne peut pas non plus être regardé comme un attroupement.

La Cour administrative d’appel de Nancy rappelle que :

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que si les détériorations volontaires, qui ont un lien étroit avec le mouvement de grève, n’ont pas été commises par l’ensemble des mineurs réunis sur le port de Richemont, il ne résulte pas des pièces du dossier que leurs auteurs, qui n’ont pas formellement été identifiés, aient agi, soit de manière tout à fait isolée et exclusivement en leur nom personnel, soit en se fondant dans une organisation ou un groupe disposant d’une identité propre, ou encore parallèlement au rassemblement dans le cadre d’une action concertée, rapide et préméditée assimilable à une opération de commando ; que ces actes délictuels doivent être regardés, contrairement à ce que soutient le ministre, comme ayant été commis par un attroupement ou rassemblement au sens des dispositions précitées de la loi du 7 janvier 1983. »  (Cour administrative d’appel de Nancy, 15 mai 1997, n°1997-044649).

Il est admis que les dommages causés par l’action des manifestants ou des grévistes doivent être imputables à un attroupement ou un rassemblement « précisément identifié » (Avis Conseil d’Etat, 20 février 1998, Sté d’études et de construction de sièges pour l’automobile, n°189285) même lorsqu’elles dégénèrent en violences urbaines (Conseil d’Etat, Sect. 2000, Assurances générales de France, n°188974).

A titre d’exemple, l’occupation d’une usine par des grévistes ayant « brûlé dans la cour de l’usine des stocks de produits chimiques appartenant à l’entreprise » et se livrant à cette occasion à des actes de violence constitue un attroupement ou un rassemblement engageant, même sans faute, la responsabilité de l’Etat (CAA Douai, 26 février 2002, n°99DA00631, Sté AIG Europe).

Toutefois, il est nécessaire d’émettre quelques interrogations sur le manque de définition voire de contradiction qu’il peut y avoir avec ces notions. Il y a un exemple assez significatif qui démontre que la définition nécessite des précisions.

En 2005, des émeutes dans les banlieues françaises ont éclaté de telle sorte que la Fédération française des sociétés d’assurance a estimé les dégradations à plusieurs millions d’euros. A la suite de ces évènements, une vingtaine de collectivités locales de Seine-Saint-Denis ont engagé une action aux fins de faire reconnaître la responsabilité sans faute de l’Etat.

Or, elles ont été déboutées et ont dû assumer les conséquences financières des violences urbaines. Ce manque de définition fait peser un lourd risque juridique pour les collectivités locales.

En effet, le Conseil d’Etat a considéré que :

« La cour n’a pas dénaturé les faits qui lui étaient soumis en relevant que les agissements à l’origine des dommages en cause avaient été commis selon des méthodes révélant leur caractère prémédité et organisé et qu’il n’était pas établi qu’ils aient été en relation avec un attroupement ou un rassemblement identifié au sens de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales. » (Conseil d’Etat, 11 juillet 2011, n°331669).

Le rassemblement de plusieurs personnes ne peut pas, à lui seul, engager la responsabilité sans faute de l’Etat car ça n’entre pas dans le champ de la définition de « l’attroupement ».

En 2018, le Conseil d’Etat a fait évoluer sa jurisprudence en considérant que « les manifestations d’agriculteurs présentaient un caractère organisé et prémédité » mais « à l’occasion de manifestations sur la voie publique, organisées à l’appel de plusieurs organisations syndicales pour protester contre les difficultés économiques du monde agricole et contre diverses mesures gouvernementales et auxquelles avaient participé plusieurs centaines d’agriculteurs, et non par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits » (Conseil d’Etat, 3 octobre 2018, Commune de Saint-Lô, n°416352).

Par conséquent, à l’appui de cette jurisprudence, même s’il apparaît que les mouvements de manifestation étaient organisés et prémédités, la responsabilité sans faute de l’Etat ne peut plus être écartée sur ce motif. Le juge administratif apprécie le lien qu’il peut y avoir entre la manifestation et les auteurs de dégradations. Il va considérer que le lien est rompu lorsque les auteurs ne se sont organisés que pour commettre ces délits.

Autrement dit, même si les manifestants sont organisés et ont prémédité leurs actions et qu’ils commettent des délits, il faut que l’ensemble de leurs actions -bien qu’elles soient illégales- soient en lien avec la manifestation afin de mettre en cause la responsabilité sans faute de l’Etat.

C’est alors dans ces conditions que l’article L.2216-3 du Code général des collectivités territoriales trouve à s’appliquer.

 

  1. Sur les actes de violences constitutifs de crimes et de délits

Les actes de violences doivent être constitutifs de crimes et de délits.

Par un arrêt du 19 mai 2000, le Conseil d’Etat a considéré que :

« Des lycéens au nombre de 1 500 à 2 000 environ se sont rassemblés devant le lycée Henri IV à Béziers et que, au moment où certains d’entre eux tentaient de pénétrer dans le lycée à la suite d’un professeur, la porte a été refermée, les lycéens étant repoussés contre une balustrade qui s’est effondrée, blessant notamment le fils mineur de M. X… ; que la cour, qui, en décrivant avec précision les circonstances de l’accident et notamment le comportement des manifestants, avant d’écarter la responsabilité de l’Etat, a implicitement, mais nécessairement estimé que ce comportement ne constituait pas un délit, a suffisamment motivé son arrêt » (Conseil d’État, 19 mai 2000, Languedoc-Roussillon, n°203546).

Autre exemple, le juge administratif a rejeté la demande formée par une société concessionnaire d’autoroute qui demandait le paiement des péages non acquittés du fait de l’ouverture des barrières par les manifestants. Dans ce cas présent, les juges ont considéré que cette ouverture de péage réalisée par les manifestants n’était pas constitutive d’un crime ou d’un délit et par conséquent, la responsabilité sans faute de l’Etat ne pouvait pas être engagée. (CAA Nantes, 30 mars 2012, n°11NT00706)

La particularité de ce régime de responsabilité est que le juge administratif se « saisit » du droit pénal pour apprécier si les actions commises sont représentatives de crimes et délits.

En effet, « si en principe, l’autorité de la chose jugée au pénal ne s’impose aux autorités et juridictions administratives qu’en ce qui concerne les constatations de fait que les juges répressifs ont retenues et sont le support nécessaire de leurs décisions, il en est autrement lorsque la légalité d’une décision administrative est subordonnée à la condition que les faits qui servent de fondement à cette décision constituent une infraction pénale ; dans cette dernière hypothèse, l’autorité de la chose jugée s’étend exceptionnellement à la qualification juridique donnée aux faits par le juge pénal » (Conseil d’Etat, Ass., 8 janvier 1971, n°77800 Ministère de l’Intérieur c/ Dame Desamis).

En d’autres termes, en principe le juge administratif n’est pas lié par la qualification des faits établie par le juge pénal.

C’est pourquoi, lorsque le juge administratif est saisi de la mise en cause de la responsabilité sans faute de l’Etat, il apprécie les faits afin de savoir s’ils sont constitutifs de crimes ou de délits au regard du droit pénal en vigueur.

  1. Le lien de causalité entre le comportement des manifestants et le dommage causé

Enfin, classiquement, il est nécessaire de démontrer un lien de causalité entre les dommages subis et le comportement des manifestants. Le lien entre le dommage et le comportement des manifestants doit être direct et certain.

« L’application de ces dispositions (article 92 de la loi du 7 janvier 1983) est subordonnée à la condition que les dommages dont l’indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés, commis par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés.

Lorsque le dommage invoqué a été causé à l’occasion d’une série d’actions concertées ayant donné lieu sur l’ensemble du territoire ou une partie substantielle de celui-ci à des crimes ou délits commis par plusieurs attroupements ou rassemblements, ce régime d’indemnisation n’est applicable que si le dommage résulte de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés. » (Conseil d’Etat, Avis Ass., 20 février 1998, n°189185, n°189187 et n°189188).

Les dommages peuvent être corporels, ou matériels (Conseil d’Etat, Ass., avis, 6 avril 1990, Soc. Cofiroute et SNCF) et c’est ce que prévoit la loi du 7 janvier 1983. Il n’y a aucune restriction sur la nature des dommages indemnisables. L’Etat est donc responsable de l’ensemble des dégâts et des dommages résultant du comportement d’un attroupement ayant commis des crimes ou des délits.

De plus, dans l’avis susmentionné, le Conseil d’Etat rappelle que l’Etat peut être responsable également des dommages ayant un caractère commercial notamment si le dommage est lié à la hausse des coûts d’exploitation ou une perte de recettes d’exploitation.

 

Aurélie SAPHORE

Master II Droit public des affaires