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Droit des collectivités : réparation du préjudice né d’une entente illicite sur les prix

Le département de la Manche s’estimant victime d’une entente nationale sur les prix avait demandé au tribunal administratif de Caen de condamner une société à lui verser la somme de 2 235 742 euros en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles d’une société lors de la passation le 21 janvier 2002 et le 31 mars 2005 de deux marchés à bons de commande.

Par un jugement n°1500353 du 6 avril 2017, le Tribunal administratif de Caen a condamné la société S. F. à verser au département de la Manche cette somme assortie des intérêts légaux à compter du 16 février 2015 ainsi que la somme de 16 069,52 euros au titre des frais d’expertise.

Par un arrêt n°17NT01526 du 16 mars 2018, la Cour administrative d’appel de Nantes avait rejeté l’appel formé par la société S. F. contre ce jugement.

Le 27 mars 2020, le Conseil d’Etat a décidé rejeté le pourvoi en estimant que le Département était bien recevable à saisir le juge administratif nonobstant l’existence du principe du privilège du préalable.

En effet, si les demandes indemnitaires présentées devant le juge administratif sont irrecevables dès lors que la collectivité dispose de la faculté d’émettre un titre, il en va différemment si la créance repose sur l’application d’un contrat.

« 2. En premier lieu, si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu’elle saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement. L’action tendant à l’engagement de la responsabilité quasi délictuelle d’une société en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec elle à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence, doit être regardée, pour l’application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat. Par suite, en jugeant recevable la demande introduite par le département de la Manche devant le tribunal administratif de Caen tendant à obtenir la condamnation de la société S. F. à l’indemniser du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles lors de la passation des marchés conclus les 21 janvier 2002 et 31 mars 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, la cour n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit. » (Conseil d’État, 7ème – 2ème chambres réunies, 27/03/2020, n°420491, Publié au recueil Lebon)

L’arrêt est également intéressant du point de vue de la question de la prescription :

 « 3. En deuxième lieu, aux termes de l’article 2270-1 du code civil, en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile :

 » Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation.  »

Aux termes de l’article 2224 du même code, résultant de la loi du 17 juin 2008 :

 » Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer « .

Aux termes du II de l’article 26 de cette loi :

 » Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s’appliquent aux prescriptions à compter du jour de l’entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure « .

Enfin, aux termes de l’article L. 481-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles :

 » Toute personne physique ou morale formant une entreprise (…) est responsable du dommage qu’elle a causé du fait de la commission d’une pratique anticoncurrentielle (…) « .

Aux termes de l’article L. 482-1 du même code :

 » L’action en dommages et intérêts fondée sur l’article L. 481-1 se prescrit à l’expiration d’un délai de cinq ans.

 Ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : /

1° Les actes ou faits imputés à l’une des personnes physiques ou morales mentionnées à l’article L. 481-1 et le fait qu’ils constituent une pratique anticoncurrentielle ; /

 2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; /

3° L’identité de l’un des auteurs de cette pratique (…) « .

Aux termes de l’article 12 de cette ordonnance :

 » I. Les dispositions de la présente ordonnance entrent en vigueur le lendemain de sa publication (…).

    1. Les dispositions de la présente ordonnance qui allongent la durée d’une prescription s’appliquent lorsque le délai de prescription n’était pas expiré à la date de son entrée en vigueur. Il est alors tenu compte du délai déjà écoulé « . 
  1. Il résulte de ces dispositions que, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Après l’entrée en vigueur de cette loi, la prescription de ces conclusions est régie par les dispositions de l’article 2224 du code civil fixant une prescription de cinq ans. S’appliquent, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 mars 2017, les dispositions de l’article L. 482-1 du code de commerce posant une même prescription. 
  1. La cour administrative d’appel de Nantes a estimé, au terme de son appréciation souveraine des pièces du dossier, que le département de la Manche n’avait eu connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont il avait été victime qu’à compter de la décision du 22 décembre 2010 de l’Autorité de la concurrence. En en déduisant que l’action engagée par cette collectivité devant le tribunal administratif de Caen le 16 février 2015, soit dans le délai de cinq ans fixé par l’article 2224 du code civil, n’était pas prescrite, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt sur ce point, n’a pas commis d’erreur de droit.»

 

S’agissant enfin de l’évaluation du montant du préjudice du Département le Conseil d’Etat valide l’extrapolation opérée par les juges du fond consistant à s’appuyer sur la différence entre les prix pratiqués après et pendant l’entente illicite : 

« 6. En troisième lieu, il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel, qui n’était pas tenue de répondre explicitement à l’ensemble des arguments invoqués par la société requérante pour remettre en cause les conclusions du rapport d’expertise, s’est fondée, pour évaluer l’ampleur du préjudice subi par le département au titre du surcoût lié aux pratiques anticoncurrentielles, sur la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, en prenant notamment en compte la chute des prix postérieure à son démantèlement ainsi que les facteurs exogènes susceptibles d’avoir eu une incidence sur celle-ci. En estimant implicitement qu’en l’espèce cette chute des prix ne résultait pas de l’augmentation de la pondération du critère du prix dans les marchés postérieurs ou de la réduction alléguée des marges bénéficiaires des entreprises concernées, la cour, dont l’arrêt est suffisamment motivé sur ce point, n’a pas dénaturé les pièces du dossier. »

Cet arrêt sera publié au Lebon.

 

Jérôme MAUDET

Avocat